La lettre PSE – juillet 2019

Les structures sociales en économie

Francis Bloch – Professeur à PSE et à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Accéder à son site personnel

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La théorie microéconomique classique ne distingue que deux niveaux d’analyse : le niveau individuel et le niveau du marché (ou des organisations). Dans un article célèbre publié en 1985, “Economic action and social structure : the problem of embededdness”, le sociologue américain Mark Granovetter juge cette distinction inappropriée et propose de lui substituer un troisième niveau d’analyse, qui incorpore les structures sociales dans les décisions individuelles et le fonctionnement des marchés et des organisations. Ainsi est né, à la frontière entre sociologie et économie, un nouveau champ d’étude sur les structures sociales en économie.

COMMENT ÉMERGENT LES RÉSEAUX, ET QUELLES FORMES PRENNENT-ILS ?
La première question abordée par les économistes est la formation des structures sociales, par la création de liens sociaux entre individus. 
Les structures sociales sont des “réseaux sociaux” qui émergent du choix des agents économiques. Selon les contextes étudiés, les architectures des réseaux sociaux peuvent être très différentes. Si les agents forment des liens pour communiquer et que la qualité de la communication dépend de la distance entre agents dans le réseau social, le réseau obtenu est une étoile, une architecture de réseau qui minimise les distances entre agents, tout en comportant très peu de liens (1). Si les agents forment des liens pour collecter et partager l’information, le réseau obtenu aura la forme d’un réseau “cœur-périphérie”, distinguant deux groups d’agents : un petit groupe d’agents influents (le cœur) qui collectent l’information, et un grand nombre d’agents (la périphérie) qui ne collectent pas d’informations par eux-mêmes et préfèrent suivre les informations données par les agents du cœur (2).

STRUCTURES SOCIALES ET PRISES DE DÉCISION INDIVIDUELLES : UN ENJEU DE TAILLE POUR LES CHERCHEURS
La seconde question analysée par les économistes est l’étude des effets des structures sociales sur les décisions économiques. Il existe de nombreuses situations où les agents économiques interagissent avec leurs voisins dans le réseau social. Les agents peuvent choisir d’imiter leur voisin (par exemple en achetant un livre ou un produit recommandé par des amis..) ou au contraire de profiter de l’action choisie par leurs voisins (par exemple en refusant de se faire vacciner si les individus avec lesquels ils sont en contact ont été vaccinés). Dans les cas d’imitation, ce sont les agents les plus centraux dans le réseau, ceux qui ont le plus grand nombre de voisins, qui choisiront le niveau d’action le plus élevé. Le résultat sera inverse quand les agents préfèrent se distinguer de leurs voisins ; ce sont alors les agents les plus centraux qui adopteront les niveaux d’action les plus faibles (3).

LES STRUCTURES COMME VECTEURS DE DIFFUSION
La troisième question qui intéresse les économistes touche à l’exploitation des structures sociales pour permettre de diffuser des produits ou des informations. On étudiera ainsi comment une entreprise choisit d’offrir un nouveau produit à quelques agents retenus pour leur position centrale dans les réseaux sociaux, afin qu’ils diffusent l’information au plus grand nombre d’acheteurs. C’est le principe du “marketing viral” (4). L’entreprise peut également choisir de pratiquer des prix discriminants selon la localisation dans le réseau afin d’inciter les agents les plus centraux à acheter son produit pour le diffuser aux autres (5). En sens inverse, les structures sociales peuvent être exploitées par un observateur extérieur pour extraire de l’information sur le comportement ou les caractéristiques des agents. Ainsi, dans les pays en développement, certains économistes ont expérimenté différents mécanismes demandant aux individus de comparer leurs voisins dans le réseau social (6).

Au fur et à mesure que de nouvelles données cartographiant les réseaux sociaux deviennent disponibles, les études empiriques permettent de mieux mesurer les effets des structures sociales, et d’affiner les stratégies et politiques exploitant les réseaux sociaux. Du dialogue entre modèles théoriques et études empiriques émergera à terme une meilleure compréhension du rôle des structures sociales en économie.

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Notes
(1) Voir Jackson et Wolinsky (1996). 
(2) Voir Galeotti et Goyal (2010). 
(3) Voir Galeotti, Goyal, Jackson, Vega-Redondo 
et Yaariv (2010).
(4) Voir Kempe, Kleinberg, Tardos (2003).
(5) Voir Bimpikis, Candogan, Ozdaglar (2012) et Bloch et Quérou (2013).
(6) Voir Alatas, Banerjee, Chandrasekhar, Henna, Olken (2016) et Bloch et Olckers (2018).

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Références
– Vivi Alatas & Abhijit Banerjee & Arun G. Chandrasekhar & Rema Hanna & Benjamin A. Olken (2016). Network Structure and the Aggregation of Information : Theory and Evidence from Indonesia. American Economic Review, vol 106(7), pages 1663-1704.
– Ozan Candogan & Kostas Bimpikis & Asuman Ozdaglar (2012). Optimal pricing in networks with externalities. Operations Research, Vol. 60, No. 4, July–August 2012, pp. 883–90.
– Francis Bloch & Nicolas Quérou (2013). Pricing in social networks. Games and economic behavior, 80 (1), 243-261.
– Francis Bloch & Matthew Olckers (2018). Friend-based Ranking, mimeo.
– Andrea Galeotti & Sanjeev Goyal (2010). The law of the few. American Economic Review, 100(4), 1468-92.
– Andrea Galeotti & Sanjeev Goyal & Matthew Jackson & Fernando Vega-Redondo & Leeat Yariv (2010). Network games. The review of economic studies, 77(1), 218-244.
– Mark Granovetter (1985). Economic action and social structure : The problem of embeddedness. American journal of sociology, 91(3), 481-510.
– Matthew Jackson & Asher Wolinsky (1996). A strategic model of social and economic networks. Journal of economic theory, 71(1), 44-74.
– David Kempe & Jon Kleinberg & Eva Tardos (2003). Maximizing the spread of influence through a social network. In Proceedings of the ninth ACM SIGKDD international conference on Knowledge discovery and data mining (pp. 137-146).


Takashi Saito : si loin… et pourtant si proche !

Takashi Saito – Professeur d’économie à l’université de Meiji Gakuin à Tokyo. Il est chercheur-invité à PSE d’avril 2019 à mars 2020. Accéder à son site personnel

Vous êtes à PSE pour une année entière, jusqu’en mars 2020 : comment se passe votre séjour jusqu’à présent ? 
Effectivement, je suis en année sabbatique depuis avril. Je loge à la Maison du Japon à la Cité Universitaire de Paris, dans le 14e, ce qui est vraiment pratique pour venir à PSE. J’ai été invité par le professeur Andrew Clark, car je travaille actuellement sur les relations entre salariés et entreprises, en matière de bien-être et de bonheur. 
Pour moi, l’Ecole d’économie de Paris est un excellent centre de recherche afin de travailler sur ces domaines, et plus généralement sur celui des politiques publiques : le réseau de chercheurs est formidable, les événements académiques et particulièrement les séminaires sont fréquents et très intéressants, et je vois beaucoup de potentielles collaborations dans les mois à venir. De plus, j’ai l’occasion de visiter des musées, des sites historiques et des régions célèbres vraiment facilement – j’ai adoré la Bourgogne par exemple !

Pouvez-vous nous en dire plus sur vos recherches relatives au bien-être ? 

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Je travaille sur les multiples dimensions de la satisfaction professionnelle dans les entreprises japonaises. L’idée est d’avoir une meilleure compréhension de la façon dont le système de gestion des ressources humaines (GRH) interagit avec le bien-être, à la fois lorsque la croissance est en hausse et lorsqu’elle est en baisse. 
Par exemple, je me concentre sur les effets d’un nouveau système de rémunération introduit à la fin des années 1990 dans de nombreuses entreprises japonaises – la rémunération à la performance, qui peut accroître la dispersion salariale au sein d’une entreprise. Dans mes recherches récentes, j’utilise les données d’enquête sur les travailleurs syndiqués japonais recueillies par l’International Economy and Work Research Institute de 1990 à 2014. Je constate qu’avant 2007 la satisfaction au travail des personnes syndiquées suit une courbe en cloche lorsqu’elle est comparée aux inégalités salariales ; après 2008 en revanche, la satisfaction au travail de ces mêmes personnes diminue parallèlement avec la dispersion salariale.

Quel est le sujet de vos prochains travaux ? 
Je vais étudier les raisons pour lesquelles l’attitude à l’égard de l’inégalité salariale a changé au cours de cette période. L’institut cité a commencé une enquête détaillée sur la GRH depuis 2015 et nous serons prochainement en mesure de fusionner ces variables avec celles relatives à la satisfaction professionnelle des travailleurs syndiqués. Nous pourrons examiner en détail les éléments de la GRH qui nuisent à la satisfaction au travail et je m’intéresse notamment aux effets de la nouvelle tendance des conditions de travail sur la satisfaction au travail : quels sont les effets de la fin d’un système où l’on pouvait consacrer toute sa vie professionnelle à une entreprise, en échange de la sécurité de l’emploi ? Quelle est la situation des femmes dans l’entreprise, 20 à 30 ans après leur arrivée massive sur le marché du travail ?

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Produire une recherche de qualité : avec quels mécanismes ?

Catherine Bobtcheff – Professeure associée à PSE, chargée de recherche CNRS. Accéder à son site personnel

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L’une des préoccupations majeures des inventeurs, des scientifiques et de tous les chercheurs en général est d’établir la priorité de leurs découvertes en étant les premiers à divulguer un progrès de la connaissance. Le processus de développement et de publication d’idées nouvelles est donc une course de vitesse qui tend à accélérer l’innovation, parfois au détriment de la qualité des découvertes. La question des mécanismes qui permettent de produire une recherche de qualité est centrale dans le débat public alors que la qualité des publications scientifiques est régulièrement remise en cause.

LA CONCURRENCE DANS LE DOMAINE DE LA RECHERCHE PEUT DÉTÉRIORER LA QUALITÉ DES INNOVATIONS 
Lors du développement d’une innovation, un chercheur est confronté au dilemme suivant. D’une part, une maturation plus longue permet d’accroître la qualité de la découverte. Non seulement sa mise au point peut être affinée et consolidée, mais des nouveaux outils peuvent apparaître et être à disposition du chercheur, lui permettant d’atteindre des niveaux de qualité plus élevés. 
D’autre part, la peur qu’un concurrent travaillant sur la même découverte la divulgue en premier incite l’innovateur à la rendre publique plus rapidement que ce qu’il aurait fait s’il était assuré de ne pas avoir de concurrence. 
Cette tension entre ces deux effets (maturation versus préemption) est caractéristique de toute invention et détermine la qualité finale de l’innovation. Un nouveau mécanisme schumpétérien est ainsi mis en lumière : dans un domaine de recherche de plus en plus concurrentiel, la qualité des innovations chute (1).

POURQUOI PLUSIEURS INSTITUTIONS ENCOURAGENT LA PUBLICATION DES RÉSULTATS NÉGATIFS
C’est dans ce contexte concurrentiel que le débat actuel sur la publication des résultats négatifs dans la recherche doit être abordé. Un résultat négatif est un résultat avec un niveau de signification statistique trop faible. 
Des études ont mis en évidence un biais important, et croissant au cours du temps, pour les résultats positifs dans les publications académiques, et cela, dans toutes les disciplines (2). 
Si les résultats négatifs sont systématiquement ignorés et si seuls les résultats positifs sont considérés, alors les résultats publiés sont biaisés, produisant une image faussée de la connaissance scientifique (3).

C’est pourquoi de nombreuses voix s’élèvent pour promouvoir la publication de résultats négatifs. Ainsi, dans les principes éthiques de l’OMS applicables à la recherche médicale impliquant des êtres humains, il est écrit que « les résultats aussi bien négatifs et non concluants que positifs doivent être publiés ou rendus publics par un autre moyen ». Plusieurs journaux académiques ont également décidé de favoriser la publication de résultats négatifs (4).

LA PUBLICATION DE RÉSULTATS NÉGATIFS N’AUGMENTE PAS FORCÉMENT LA QUALITÉ DES PUBLICATIONS
Dans le domaine concurrentiel de la recherche, la publication de résultats négatifs améliore-t-elle nécessairement la qualité des publications ? C’est la question à laquelle nous tentons d’apporter une réponse dans un projet récent avec Raphaël Lévy (HEC Paris) et Thomas Mariotti (Toulouse School of Economics) (5).

Pour ce faire, nous considérons deux scénarios. Dans le premier, les résultats négatifs sont publics et connus de tout le monde : tous les chercheurs apprennent donc plus vite et ont une incitation à publier d’autant plus rapidement que la concurrence est élevée. 
Dans le deuxième scénario, les résultats négatifs restent privés : la vitesse d’apprentissage est donc plus lente et les chercheurs vont avoir tendance à ralentir le processus de publication. Cependant, le fait de ne pas observer de publication par un concurrent peut signifier que ce dernier a eu connaissance du caractère négatif de son résultat, renonçant ainsi à toute publication. Cet effet correspond à la malédiction du vainqueur (“winner’s curse”) bien connue dans les enchères, et il va inciter le chercheur à retarder la publication pour acquérir davantage de confiance dans ses résultats. Faible vitesse d’apprentissage et malédiction du vainqueur sont donc deux forces qui ont la même conséquence de reporter la publication dans le cas où les résultats négatifs sont privés par rapport au cas où ils sont publics. 
Mais retarder la publication ne se fait pas forcément au détriment de la qualité du projet ! En effet, la qualité est déterminée par la quantité d’information qui a été recueillie, et cette dernière dépend de la durée de l’apprentissage et de sa vitesse. Alors que la vitesse d’apprentissage est toujours plus élevée lorsque les résultats négatifs sont publics (tout le monde bénéficie de davantage d’information), la durée de l’apprentissage est toujours plus courte. Au total, quand la concurrence est forte, le deuxième effet provenant de la durée de l’apprentissage peut dominer et la qualité moyenne du projet au moment de sa publication peut être plus faible quand les résultats négatifs sont publics !

Cette analyse montre donc qu’il faut être prudent avant de promouvoir la publication des résultats négatifs comme remède à la faible qualité des publications.

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Notes

(1) Voir Bobtcheff, C., J. Bolte and T. Mariotti (2017) : “Researcher’s Dilemma”, Review of Economic Studies, 84 (3), 969-1014.
(2) Voir Fanelli, D. (2012), “Negative Results are Disappearing from Most Disciplines and Countries”, Scientometrics, 90, 891–904.
(3) Une étude de Turner, E. H. et al. (2008), “Selective Publication of Antidepressant Trials and Its Influence on Apparent Efficacy”, The New England Journal of Medicine, 358, 252-260, montre que 94% des publications sur les antidépresseurs utilisés par la FDA pour faire approuver les décisions de mise sur le marché font état de résultats positifs. Mais seulement 51% en font état lorsqu’on inclut les études non-publiées.
(4) En économie par exemple, plusieurs journaux d’économie de la santé se sont engagés à publier des travaux présentant une méthodologie créative, même si les résultats ne rejettent pas des hypothèses moins frappantes. Le Journal of Development Economics offre aux auteurs la possibilité d’avoir leurs projets empiriques prospectifs examinés et approuvés pour publication avant que les résultats ne soient connus.
(5) Voir Bobtcheff, Catherine, Raphaël Lévy and Thomas Mariotti (2019) : “On the social value of (not) disclosing negative results”, working paper.


Malka Guillot-Netchine : parcours d’une « scientifique-littéraire »

Malka Guillot-Netchine (APE 2013, PhD 2018) – Post-doctorante à l’ETH Zürich, Suisse. Accéder à son site personnel, à son profil Linkedin ou à son compte Twitter.

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Après le bac, Malka décide de s’orienter vers une voie scientifique et intègre une prépa Math sup / Math spé. Cela ne lui conviendra pas : tiraillée entre son appétence pour les mathématiques et la littérature, elle préférera se rediriger vers une classe préparatoire BL où les deux matières sont associées. Malka intègre ensuite l’ENSAE où elle étudie la sociologie et l’économie, matière qui l’attire de plus en plus. L’étudiante souhaite alors approfondir ses connaissances dans ce domaine et opte pour le double diplôme à l’Ecole d’économie de Paris. 
Cette année est intense mais elle tient le rythme : ses efforts paieront puisqu’elle intégrera l’Institut des politiques publiques à la fin de son master afin de travailler sur la fiscalité et le marché du travail, thèmes sur lesquels elle décidera de réaliser sa thèse à partir de 2014. Elle a en effet envie de faire de la recherche, dans un champ dynamique clairement ancré dans le débat public. 
En 2016, Malka est doctorante-invitée à la London School of Economics. Ce sera un moment clé de sa thèse. Grâce à cette expérience, elle dit être devenue plus autonome et avoir pris plus de temps pour avancer sur ses travaux. Cette coupure anglaise, complémentaire de la façon dont elle a vécu les autres années de doctorat à PSE, lui a permis d’affirmer son souhait de continuer à travailler dans la recherche. Aujourd’hui, elle occupe un poste de post-doctorante à Zurich. L’usage de nouvelles méthodes de recherche intégrant notamment les data sciences, l’analyse textuelle et le machine learning, a été la raison pour laquelle elle a choisi ce premier emploi une fois sa thèse en poche. Après un début de carrière très prometteur, reste à savoir quels seront les choix de Malka pour la suite…


Retour en images sur notre école d’été 2019

Durant quinze jours, du 17 au 28 juin, PSE a eu le plaisir d’accueillir 208 participants du monde entier à l’occasion de la quatrième édition de son école d’été. Le nombre de professionnels (37%) et d’étudiants (63%) inscrits a progressé de 13% par rapport à 2018. Huit programmes intensifs étaient proposés : changement climatique, commerce, développement, économie des migrations, économie expérimentale, macroéconomie, microéconométrie, rationalité limitée & économie comportementale.

En provenance de 52 pays, les participants – dont 38% de femmes – avaient des profils très divers : analystes, économistes et consultants dans le privé ou le public, doctorants, enseignants, cadres… Retour en images sur cette quinzaine !

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